Friday, January 18, 2013

GASPÉ: ENTRE CHARYBDE ET SCYLLA


Les incertitudes qui entourent la validité du règlement de Gaspé sont le symptôme d’un régime législatif centralisé en porte-à-faux face aux principes du développement durable

Depuis quelques jours, la question de l’exploitation du pétrole de schiste en Gaspésie fait les manchettes. La municipalité de Gaspé, sur le territoire de laquelle Pétrolia mène des activités d’exploration d’hydrocarbures, a adopté un règlement qui prévoit des distances d’éloignement autour des sources et des prises d’eau afin d’en protéger la qualité.

La préséance des activités minières

Des questions ont été soulevées à l’égard de la validité du règlement municipal. Le doute provient notamment de ce que les activités minières, y compris l’exploration d’hydrocarbures, sont réputées avoir préséance sur le régime d’aménagement du territoire municipal. Qu’en est-il?

La lecture du règlement de Gaspé, et en particulier du préambule du règlement, indique que la municipalité a eu l’intention d'utiliser la Loi sur les compétences municipales (LCM) comme fondement de sa compétence pour adopter ce règlement.

L'idée est d’éviter l'article 246 de la Loi sur l'aménagement et l'urbanisme (LAU), qui donne préséance aux activités d’exploration pétrolière effectuées conformément à la Loi sur les mines par rapport aux règlements municipaux adoptés en vertu de la LAU : si la municipalité n’utilise pas un pouvoir accordé par la LAU, la préséance accordée par l’article 246 ne s’applique pas, et les activités d’exploration restent soumises au règlement municipal.

Si l’on accepte que le fondement de la compétence de Gaspé à l’égard de son règlement repose sur la LCM plutôt que la LAU, l’incertitude quant à la validité du règlement municipal a une autre cause.

La préséance des règlements provinciaux

Le problème peut provenir du paragraphe 4 de l'article 124 de la Loi sur la qualité de l'environnement (LQE), qui indique que les règlements provinciaux adoptés en vertu de la LQE prévalent sur tout règlement municipal portant sur le même objet, à moins – et la réserve est importante comme on le verra un peu plus loin – que le règlement municipal ne soit approuvé par le ministre. En d’autres mots, ce paragraphe prévoit qu’en principe, le règlement municipal de Gaspé n’est pas applicable s’il existe un règlement provincial sous la LQE qui vise la même problématique.

Dans ce contexte, Pétrolia pourrait argumenter que le Règlement sur la protection et la réhabilitation des terrains (RPRT), un règlement provincial pris sous la LQE, vise le même objet que le règlement municipal de Gaspé, ce qui rendrait ce dernier inopérant.

En effet, les articles 4 à 10 du RPRT imposent des obligations de contrôle de la qualité des eaux souterraines lorsque certaines activités industrielles ou commerciales prennent place sur un terrain dans le cas où une installation de captage d'eau de surface ou d'eau souterraine destinée à la consommation humaine se trouve à moins d'un kilomètre à l'aval hydraulique du terrain.

La liste des activités industrielles et commerciales assujetties à cette obligation inclut l'extraction de pétrole et de gaz, mais omet l'exploration de pétrole. L'argument serait donc que cette omission porte à conséquence : ce qui est exclu des obligations de contrôle de la qualité des eaux souterraines sous le RPRT ne peut être soumis à des obligations du même ordre par le règlement municipal de Gaspé.

Le même objet

Il est possible que les craintes à l'égard de l’article 124 LQE ne soient pas fondées, et que cet article ne menace pas l’application du règlement de Gaspé. Les mesures que ce règlement municipal prévoit sont très différentes de celles du RPRT. Néanmoins, la Cour d'appel a interprété l’article 124 LQE largement. Comme l'indiquait récemment la Cour supérieure dans l’affaire 4410912 Canada c. St-Télesphore, 2011 QCCS 2563:

« [66] La jurisprudence en provenance de la Cour d'appel du Québec nous enseigne qu'il n'est pas nécessaire qu'un règlement municipal vienne en contradiction formelle avec celui qui a été adopté par le gouvernement pour que le règlement provincial prévale. Il importe peu que le règlement municipal soit plus sévère ou plus contraignant que le règlement provincial pour devenir inopérant. Dès lors que le règlement municipal porte sur le même objet qu'un règlement du gouvernement auquel s'applique l'article 124 LQE, cela suffit et le règlement municipal devra céder le pas.
[67] On ne parlera donc pas ici de double aspect et de "prépondérance dans la mesure seulement de 'incompatibilité" ("to the extent of the inconsistency") comme c'est le cas en droit constitutionnel canadien lorsqu'on se réfère à la prépondérance fédérale. Le seul fait de l'existence d'un règlement provincial portant sur le même objet que le règlement municipal suffit pour écarter l'application de ce dernier. 
[68] Deuxième remarque sur ces principes: […] on ne parlera pas ici de nullité ou d'ultra vires d'un règlement municipal qui porterait sur le même objet que le règlement provincial, mais plutôt d'inopérabilité et d'inapplicabilité. Selon l'article 124 LQE, les règlements provinciaux "prévalent sur tout règlement municipal portant sur le même objet"; les règlements provinciaux ne rendent pas nuls pour autant les règlements municipaux ayant le même objet, ils les rendent seulement inopérants. »

Compte tenu que l’intention de Gaspé est de protéger l'eau souterraine par des distances d'éloignement d'une façon qui rappelle le règlement provincial, il reste possible que l'article 124 LQE soit un écueil à l’application du règlement municipal si la question est portée devant les tribunaux.

L’approbation ministérielle

Reste à déterminer si le règlement de Gaspé peut éviter le piège de l’article 124 LQE grâce à l’approbation du ministère du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs (MDDEFP).

Ce matin même, Alexandre Shields révélait dans Le Devoir (lien à l’article) que le MDDEFP reconnaît la validité du règlement municipal de Gaspé. S’agit-il d’une approbation au sens du paragraphe 4 de l’article 124 LQE? Allons voir le texte de ce paragraphe :

« [Les règlements provinciaux élaborés en vertu de la LQE – dont le RPRT] prévalent sur tout règlement municipal portant sur le même objet, à moins que le règlement municipal ne soit approuvé par le ministre auquel cas ce dernier prévaut dans la mesure que détermine le ministre. Avis de cette approbation est publié sans délai à la Gazette officielle du Québec. Le présent alinéa s'applique malgré l'article 3 de la Loi sur les compétences municipales. » (Soulignements ajoutés)

C’est ici que les mots exacts du porte-parole du MDDEFP rapportés par Le Devoir prennent tout leur sens : le ministre n’approuve pas mais « reconnaît la validité du règlement de Gaspé tant qu’une autorité compétente ne l’invalidera pas ». À moins d’une publication dans la Gazette Officielle à l’effet d’approuver le règlement municipal au cours des prochaines semaines, cette annonce pour le moins ambiguë laisse penser que le MDDEFP reconnaîtrait tout aussi bien la décision d’un tribunal à l’effet que le RPRT rend inapplicable le règlement de Gaspé.

En d’autres mots, il est possible que le MDDEFP évite de trancher entre la municipalité et Pétrolia en déclinant d’utiliser son pouvoir tout en s’en remettant aux décisions des tribunaux.

Un régime centralisé

En fait, l’ambiguïté de la position du MDDEFP dans un contexte de tensions sociales est symptomatique d'une dérive plus fondamentale. On l'a noté à plusieurs reprises, le droit québécois qui vise la gestion des ressources naturelles, la protection de l'environnement, et l'aménagement du territoire est fondamentalement centralisateur.

Cette tendance a été démontrée depuis longtemps par la doctrine à l'égard des pouvoirs d'aménagement du territoire dont disposent les municipalités – les travaux de l’honorable Lorne Giroux, alors professeur à l’Université Laval et maintenant juge à la Cour d’appel viennent en tête à ce propos. Le régime québécois qui vise ces questions met en place une structure de pouvoir déconcentré plutôt que délégué. Les municipalités sont souvent prisonnières des choix politiques effectués par le gouvernement provincial et ne disposent que de très peu de marge de manœuvre pour exercer leurs compétences de façon indépendante.

Les tendances contraires à la délégation vers les paliers de gouvernance plus proche du citoyen s'expriment justement par l'intermédiaire de l'article 124 LQE et du fameux article 246 LAU: somme toute, lorsque le gouvernement provincial autorise certaines activités en territoire municipal, l'articulation des régimes légaux applicables fait en sorte que les municipalités ne peuvent s'y opposer.

L’inadéquation au développement durable

Il en résulte une structure légale qui concentre le pouvoir au niveau provincial aux dépens du niveau municipal. Ce résultat contredit les principes du développement durable. Par exemple, la Loi sur le développement durable énonce les principes de subsidiarité, de participation, et de partenariat et coopération intergouvernementale.

Aucun de ces principes n'est respecté dans un contexte de tension entre les municipalités et le gouvernement provincial, tensions qui émergent régulièrement à l'égard de diverses questions qui touchent entre autres au développement des activités agricoles, à l'épandage de matières fertilisantes, à la protection des sources d'eau et à l’embouteillage.

En fait, le gouvernement provincial est arrivé au bout d'une logique d'immobilisme voilé. Depuis plusieurs années, certaines réformes en droit de l'environnement et des ressources naturelles visent à ménager la chèvre et le chou, à énoncer de grands principes progressifs afin de satisfaire l'opinion publique tout en préservant le statut quo.

Les avancées législatives en faveur de la protection de l'environnement sont souvent plus déclaratives que réellement opératoires et contraignantes. Le droit à un environnement sain inclus en 2006 dans la Charte des droits et libertés de la personne en fournit un exemple, puisqu'il ne va pas plus loin que ce que prévoit déjà la loi. La structure de gestion par bassins versants mise en place en 2009 par la Loi sur le caractère collectif des ressources en eau reste marginalisée. Font écho à cette tendance à l'inertie les constats présentés par le rapport du Commissaire provincial au développement durable de 2011-2012.

La fin de l’immobilisme

Cependant, à force de déclarations et d'énoncés de principe, des lignes de force en faveur du développement durable se matérialisent progressivement en droit québécois et vont finir par donner des outils aux communautés et aux citoyens pour mener une action conforme à leur désir de protéger leur milieu de vie et un environnement sain. C'est devant ces acteurs dynamiques que l'inertie gouvernementale devient la plus apparente.

Il est grand temps que le gouvernement assume le rôle qu'il prétend jouer en matière de développement durable et de protection de l'environnement, et qu’il mette en place des régimes législatifs véritablement conformes à ses intentions affichées afin de favoriser la paix sociale entre les différentes parties prenantes du développement au Québec.

Plusieurs solutions sont déjà connues. Il faut la volonté politique de les mettre en œuvre. De nombreux acteurs et institutions le proposent depuis des décennies : il est plus qu'urgent d'abolir la préséance enchâssée en droit dont disposent les activités minières aux dépens des autres usages du territoire et de la protection de l'environnement. De façon plus générale, il est impératif que le droit reflète plus fidèlement les principes du développement durable afin de rendre possible une démocratie fidèle à la volonté des citoyens aux plans local et régional.