Les incertitudes qui entourent la validité du
règlement de Gaspé sont le symptôme d’un régime législatif centralisé en porte-à-faux
face aux principes du développement durable
Depuis
quelques jours, la question de l’exploitation du pétrole de schiste en Gaspésie
fait les manchettes. La municipalité de Gaspé, sur le territoire de
laquelle Pétrolia mène des activités d’exploration d’hydrocarbures, a adopté un
règlement qui prévoit des distances d’éloignement autour des sources et des
prises d’eau afin d’en protéger la qualité.
La préséance des activités minières
Des
questions ont été soulevées à l’égard de la validité du règlement municipal. Le
doute provient notamment de ce que les activités minières, y compris l’exploration
d’hydrocarbures, sont réputées avoir préséance sur le régime d’aménagement du
territoire municipal. Qu’en est-il?
La
lecture du règlement de Gaspé, et en particulier du préambule du règlement, indique
que la municipalité a eu l’intention d'utiliser la Loi sur les compétences
municipales (LCM) comme fondement de sa compétence pour adopter ce
règlement.
L'idée est d’éviter
l'article 246 de la Loi sur l'aménagement et l'urbanisme (LAU), qui donne préséance aux
activités d’exploration pétrolière effectuées conformément à la Loi sur les
mines par rapport aux règlements municipaux adoptés en vertu de la LAU : si la municipalité n’utilise pas
un pouvoir accordé par la LAU, la préséance accordée par l’article 246 ne
s’applique pas, et les activités d’exploration restent soumises au règlement
municipal.
Si l’on accepte que
le fondement de la compétence de Gaspé à l’égard de son règlement repose sur la
LCM plutôt que la LAU, l’incertitude quant à la validité du règlement municipal
a une autre cause.
La préséance des règlements
provinciaux
Le problème peut provenir
du paragraphe 4 de l'article 124 de la Loi sur la qualité de l'environnement
(LQE), qui indique que les
règlements provinciaux adoptés en vertu de la LQE prévalent sur tout règlement
municipal portant sur le même objet, à moins – et la réserve est importante comme
on le verra un peu plus loin – que le règlement
municipal ne soit approuvé par le ministre. En d’autres mots, ce paragraphe prévoit qu’en principe,
le règlement municipal de Gaspé n’est pas applicable s’il existe un règlement
provincial sous la LQE qui vise la même problématique.
Dans
ce contexte, Pétrolia pourrait argumenter que le Règlement sur la protection et la
réhabilitation des terrains (RPRT),
un règlement provincial pris sous la LQE, vise le même objet que le règlement
municipal de Gaspé, ce qui rendrait ce dernier inopérant.
En effet, les
articles 4 à 10 du RPRT imposent des obligations de contrôle de la qualité des
eaux souterraines lorsque certaines activités industrielles ou commerciales prennent
place sur un terrain dans le cas où une installation de captage d'eau de
surface ou d'eau souterraine destinée à la consommation humaine se trouve à
moins d'un kilomètre à l'aval hydraulique du terrain.
La liste des
activités industrielles et commerciales assujetties à cette obligation inclut
l'extraction de pétrole et de gaz, mais omet l'exploration de pétrole.
L'argument serait donc que cette omission porte à conséquence : ce qui est
exclu des obligations de contrôle de la qualité des eaux souterraines sous le
RPRT ne peut être soumis à des obligations du même ordre par le règlement
municipal de Gaspé.
Le même objet
Il est possible que
les craintes à l'égard de l’article 124 LQE ne soient pas fondées, et que cet
article ne menace pas l’application du règlement de Gaspé. Les mesures que ce
règlement municipal prévoit sont très différentes de celles du RPRT. Néanmoins,
la Cour d'appel a interprété l’article 124 LQE largement. Comme l'indiquait récemment
la Cour supérieure dans l’affaire 4410912 Canada c. St-Télesphore,
2011 QCCS 2563:
« [66] La jurisprudence en provenance de la Cour d'appel du Québec nous enseigne qu'il n'est pas nécessaire qu'un règlement municipal vienne en contradiction formelle avec celui qui a été adopté par le gouvernement pour que le règlement provincial prévale. Il importe peu que le règlement municipal soit plus sévère ou plus contraignant que le règlement provincial pour devenir inopérant. Dès lors que le règlement municipal porte sur le même objet qu'un règlement du gouvernement auquel s'applique l'article 124 LQE, cela suffit et le règlement municipal devra céder le pas.
[67] On ne parlera donc pas ici de double aspect et de "prépondérance dans la mesure seulement de 'incompatibilité" ("to the extent of the inconsistency") comme c'est le cas en droit constitutionnel canadien lorsqu'on se réfère à la prépondérance fédérale. Le seul fait de l'existence d'un règlement provincial portant sur le même objet que le règlement municipal suffit pour écarter l'application de ce dernier.
[68] Deuxième remarque sur ces principes: […] on ne parlera pas ici de nullité ou d'ultra vires d'un règlement municipal qui porterait sur le même objet que le règlement provincial, mais plutôt d'inopérabilité et d'inapplicabilité. Selon l'article 124 LQE, les règlements provinciaux "prévalent sur tout règlement municipal portant sur le même objet"; les règlements provinciaux ne rendent pas nuls pour autant les règlements municipaux ayant le même objet, ils les rendent seulement inopérants. »
Compte
tenu que l’intention de Gaspé est de protéger l'eau souterraine par des
distances d'éloignement d'une façon qui rappelle le règlement provincial, il
reste possible que l'article 124 LQE soit un écueil à l’application du
règlement municipal si la question est portée devant les tribunaux.
L’approbation ministérielle
Reste
à déterminer si le règlement de Gaspé peut éviter le piège de l’article 124 LQE
grâce à l’approbation du ministère du Développement durable, de l’Environnement
et des Parcs (MDDEFP).
Ce
matin même, Alexandre Shields révélait dans Le
Devoir (lien
à l’article) que le MDDEFP reconnaît la validité du règlement municipal de
Gaspé. S’agit-il d’une approbation au sens du paragraphe 4 de l’article 124 LQE?
Allons voir le texte de ce paragraphe :
« [Les règlements provinciaux élaborés en vertu de la LQE – dont le RPRT] prévalent sur tout règlement municipal portant sur le même objet, à moins que le règlement municipal ne soit approuvé par le ministre auquel cas ce dernier prévaut dans la mesure que détermine le ministre. Avis de cette approbation est publié sans délai à la Gazette officielle du Québec. Le présent alinéa s'applique malgré l'article 3 de la Loi sur les compétences municipales. » (Soulignements ajoutés)
C’est
ici que les mots exacts du porte-parole du MDDEFP rapportés par Le Devoir prennent tout leur sens :
le ministre n’approuve pas mais « reconnaît
la validité du règlement de Gaspé tant qu’une autorité compétente ne
l’invalidera pas ». À moins d’une publication dans la Gazette Officielle à l’effet d’approuver le
règlement municipal au cours des prochaines
semaines, cette annonce pour le moins ambiguë laisse penser que le MDDEFP
reconnaîtrait tout aussi bien la décision d’un tribunal à l’effet que le RPRT rend inapplicable
le règlement de Gaspé.
En d’autres mots, il est possible que le MDDEFP évite de trancher
entre la municipalité et Pétrolia en déclinant d’utiliser son pouvoir tout en s’en
remettant aux décisions des tribunaux.
Un régime centralisé
En fait, l’ambiguïté
de la position du MDDEFP dans un contexte de tensions sociales est
symptomatique d'une dérive plus fondamentale. On l'a noté à
plusieurs reprises, le droit québécois qui vise la gestion des ressources
naturelles, la protection de l'environnement, et l'aménagement du territoire
est fondamentalement centralisateur.
Cette tendance a
été démontrée depuis longtemps par la doctrine à l'égard des pouvoirs
d'aménagement du territoire dont disposent les municipalités – les travaux de l’honorable
Lorne Giroux, alors professeur à l’Université Laval et maintenant juge à la
Cour d’appel viennent en tête à ce propos. Le régime québécois qui vise ces questions
met en place une structure de pouvoir déconcentré plutôt que délégué. Les
municipalités sont souvent prisonnières des choix politiques effectués par le
gouvernement provincial et ne disposent que de très peu de marge de manœuvre
pour exercer leurs compétences de façon indépendante.
Les tendances contraires
à la délégation vers les paliers de gouvernance plus proche du citoyen
s'expriment justement par l'intermédiaire de l'article 124 LQE et du fameux
article 246 LAU: somme toute, lorsque le gouvernement provincial autorise
certaines activités en territoire municipal, l'articulation des régimes légaux
applicables fait en sorte que les municipalités ne peuvent s'y opposer.
L’inadéquation au développement durable
Il en résulte une
structure légale qui concentre le pouvoir au niveau provincial aux dépens du
niveau municipal. Ce résultat contredit les principes du développement durable.
Par exemple, la Loi sur le développement durable énonce les principes de
subsidiarité, de participation, et de partenariat et coopération
intergouvernementale.
Aucun de ces
principes n'est respecté dans un contexte de tension entre les municipalités et
le gouvernement provincial, tensions qui émergent régulièrement à l'égard de
diverses questions qui touchent entre autres au développement des activités
agricoles, à l'épandage de matières fertilisantes, à la protection des sources
d'eau et à l’embouteillage.
En fait, le
gouvernement provincial est arrivé au bout d'une logique d'immobilisme voilé.
Depuis plusieurs années, certaines réformes en droit de l'environnement et des
ressources naturelles visent à ménager la chèvre et le chou, à énoncer de
grands principes progressifs afin de satisfaire l'opinion publique tout en
préservant le statut quo.
Les avancées législatives
en faveur de la protection de l'environnement sont souvent plus déclaratives
que réellement opératoires et contraignantes. Le droit à un environnement sain
inclus en 2006 dans la Charte des droits et libertés de la personne en fournit
un exemple, puisqu'il ne va pas plus loin que ce que prévoit déjà la loi. La
structure de gestion par bassins versants mise en place en 2009 par la Loi
sur le caractère collectif des ressources en eau reste marginalisée. Font écho
à cette tendance à l'inertie les constats présentés par le rapport du
Commissaire provincial au développement durable de 2011-2012.
La fin de l’immobilisme
Cependant, à force
de déclarations et d'énoncés de principe, des lignes de force en faveur du
développement durable se matérialisent progressivement en droit québécois et
vont finir par donner des outils aux communautés et aux citoyens pour mener une
action conforme à leur désir de protéger leur milieu de vie et un environnement
sain. C'est devant ces acteurs dynamiques que l'inertie gouvernementale devient la plus apparente.
Il est grand temps
que le gouvernement assume le rôle qu'il prétend jouer en matière de
développement durable et de protection de l'environnement, et qu’il mette en
place des régimes législatifs véritablement conformes à ses intentions
affichées afin de favoriser la paix sociale entre les différentes parties prenantes
du développement au Québec.
Plusieurs solutions
sont déjà connues. Il faut la volonté politique de les mettre en œuvre. De
nombreux acteurs et institutions le proposent depuis des décennies : il
est plus qu'urgent d'abolir la préséance enchâssée en droit dont disposent les
activités minières aux dépens des autres usages du territoire et de la
protection de l'environnement. De façon plus générale, il est impératif que le
droit reflète plus fidèlement les principes du développement durable afin de
rendre possible une démocratie fidèle à la volonté des citoyens aux plans local et
régional.
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